Média

ACTUEL, LA MAGAZINE NAISSAIT IL Y A 50 ANS

today15 septembre 2025 242

Arrière-plan
share close

Dans les premières heures de septembre 1970, une poignée de journalistes bohèmes découvre simultanément deux nouvelles bouleversantes : la mort tragique de Jimi Hendrix dans un hôtel londonien et le déclenchement d’une grève dans leur imprimerie de banlieue. Pour cette équipe menée par Jean-François Bizot, âgé de 26 ans, le second événement s’avère paradoxalement plus préoccupant que le premier. Installés dans un appartement sous les combles de la rue Richelieu parisienne, ces apprentis révolutionnaires de la presse viennent de boucler leur premier magazine révolutionnaire. Leurs articles contestataires sont prêts, la maquette finalisée, mais les ouvriers d’Aubervilliers refusent désormais d’imprimer leur publication underground.

Un talent fou

Face à cette situation critique, Bizot déploie ses talents de négociateur improvisé. Accompagné de Michel-Antoine Burnier, 28 ans, et du jeune maquettiste Didier Chapelot, 18 ans, il se rend directement dans le bistrot où se sont réfugiés les grévistes. Conscient des limites de la persuasion idéologique, le futur patron de la contre-culture française mise sur une stratégie plus pragmatique. « Jean-François leur offre quelques bouteilles de Ricard et nous parvenons finalement à un arrangement inhabituel », se remémore Chapelot. Les ouvriers acceptent de confier les clés de l’établissement à condition que l’équipe éditoriale assure elle-même la production de son magazine révolutionnaire.

Des journalistes transformés en ouvriers typographes

Durant plusieurs jours consécutifs, le trio s’enferme dans les locaux industriels pour s’initier aux rudiments de l’imprimerie. Dormant à même le sol de l’atelier, ils découvrent les subtilités techniques de leur nouveau métier temporaire. Le jeune Chapelot, fort de son expérience londonienne auprès de Richard Neville du magazine underground OZ, expérimente la technique révolutionnaire de la « split-fountain ». Cette méthode consiste à séparer deux couleurs dans un même réceptacle d’encre pour créer des effets visuels psychédéliques impossibles à reproduire par d’autres moyens. Bizot incarne un paradoxe fascinant de cette époque : rejeton de la grande bourgeoisie industrielle lyonnaise, il devient à 21 ans l’héritier d’une fortune colossale léguée par sa grand-mère maternelle. Cette richesse l’angoisse profondément et nourrit ses questionnements existentiels sur sa légitimité personnelle. Contrairement aux attentes, il refuse systématiquement tout mécénat extérieur, déclinant notamment les sollicitations de l’impresario Gérard Lebovici pour financer un film de Guy Debord – préférant investir exclusivement dans ses propres projets éditoriaux et cinématographiques.

L’équipe des « Quatre Mousquetaires » se structure

Autour de Bizot gravitent trois personnalités complémentaires qui formeront le noyau dur d’Actuel. Michel-Antoine Burnier surveille la qualité rédactionnelle finale, Patrick Rambaud transforme miraculeusement les passages les plus ternes en dialogues percutants grâce à sa vitesse de frappe légendaire, tandis que Bernard Kouchner, 31 ans, le plus âgé du groupe, recrute régulièrement de nouveaux talents. Cette répartition des rôles crée une dynamique collégiale particulièrement efficace, chacun apportant ses compétences spécifiques au service d’une vision éditoriale commune. Les bureaux d’Actuel deviennent rapidement un lieu de pèlerinage pour tous les marginaux de l’époque : hippies, anarchistes, lycéens rebelles, ouvriers contestataires, passionnés de musique pop. Ces visites incessantes transforment l’équipe rédactionnelle en travailleurs nocturnes, contribuant à forger la réputation mythique du « magazine qui s’écrit la nuit ».Cette atmosphère particulière attire également l’attention du mouvement féministe naissant, qui collabore à un numéro spécial provocateur intitulé « À bas la société mâle ! », renforçant l’image d’une publication en parfaite harmonie avec les mouvements contestataires de son époque.

L’essoufflement d’une utopie

Vers 1974, malgré un succès commercial stable oscillant entre 50 000 et 60 000 exemplaires mensuels, les signes de fatigue se multiplient. Les sujets novateurs se transforment progressivement en marronniers prévisibles, tandis que les figures emblématiques du magazine consacrent une part croissante de leur temps à des projets personnels. L’arrivée de Valéry Giscard d’Estaing au pouvoir modifie sensiblement l’atmosphère politique française, rendant moins urgente la mission contestataire d’Actuel. Bizot conclut alors que son magazine, désormais rentable, a perdu sa raison d’être originelle. En octobre 1975, le numéro 58 marque la fin de cette première aventure éditoriale underground française. Dans son ultime éditorial, Bizot analyse lucidement l’évolution de son époque : les idées minoritaires perdent leur force révolutionnaire en devenant massives et récupérées par le système dominant. Quarante ans plus tard, les relations entre les anciens « mousquetaires » restent marquées par des rancœurs tenaces. Seule une réconciliation tardive survient au début des années 2000, lorsque Bizot demande à Rambaud de relire son livre sur le cancer, « Un moment de faiblesse », renouvant ponctuellement leur ancienne complicité littéraire.

Écrit par: Loic Couatarmanach

Rate it

Commentaires d’articles (0)

Laisser une réponse

Votre adresse email ne sera pas publiée. Les champs marqués d'un * sont obligatoires